Zapathèque #5 /// Norman Cohn : Les Fanatiques de l'Apocalypse /// Par ADRI
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Vacances aidant, Zapa délaisse un tantinet ses territoires de prédilection. Place donc aux très plaisantes lubies du sieur Adri, à sa fascination pour les envappés moyen-âgeux et à ses divagations pleines de bon sens sur la chrétienté fanatisée en ses heures les plus sanglantes. Montjoie !
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« Les fanatiques de l’apocalypse », de Norman Cohn, a été édité pour la première fois en 1957. C’est un livre d’une érudition rare, tombé dans l’oubli. Et c'est bien dommage, vu qu'il éclaire lumineusement une période – le Moyen Age – aussi trépidante (tous ces illuminés se trucidant allègrement au nom de Dieu...) que mal connue, et essentielle dans la genèse de nos sociétés contemporaines. Ici, Norman Cohn lève le voile sur un aspect particulièrement méconnu de la période : l'éclosion de mouvements religieux remettant violemment en cause l'hégémonie d'une Eglise catholique romaine alors salement corrompue pour privilégier des doctrines alternatives, bien souvent anarchisantes.
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Place aux « millénaristes révolutionnaires et anarchistes mystiques au Moyen-Âge », et oui, c’est le sous-titre et ça balance du gros. En premier lieu, Norman Cohn balaie le postulat cher aux programmes scolaires selon lequel le Moyen-Âge serait l’âge du règne incontesté et sans partage de l’Eglise romaine sur la spiritualité européenne. L’aire géographique comprise entre la France et l’Allemagne et particulièrement le nord de cette zone du XI au XVIème siècle est le cadre de cet essai. A cette époque, la région connaît moult bouleversements autant économiques que démographiques, politiques ou épidémiques. Cela a pour conséquence directe de laisser de larges pans de population livrés à eux-même, en dehors des cadres de la société féodale traditionnelle. Cette dernière présentait les avantages d’offrir la sécurité et les liens sociaux propres à toute communauté vivant en relative autonomie. Dans ce contexte, les seules révoltes sont des « jacqueries » spécifiquement rurales : rébellions contre un seigneur ou un évêque qui prennent leurs aises avec les us et coutumes et oppressent leurs gueux avec un peu trop d’enthousiasme. Tout cela s’achevant évidemment par un mariage et beaucoup d’enfants, pardon, un bain de sang.
« Les fanatiques de l’Apocalypse » traite au contraire des zones urbaines qui regroupent tout ce que la société fabrique comme réprouvés, marginaux et laissés pour compte. En ces temps boueux, la religion est en quelque sorte l’ultime réconfort de ceux qui n’ont rien. L’opium du peuple aurait dit Karl mais qui serait ici plutôt du crack, des méta-amphets, un truc qui nique le cerveau et fait tout partir à veau l’eau de boudin dans le sang et les larmes. Je m’explique : l’ Eglise catholique romaine s’est toujours distinguée par son opportunisme dogmatique en matière de pouvoir temporel autant que spirituel. On peut dire qu’ils n’y allaient pas avec le dos du goupillon, la simonie (trafic de charges ecclésiastiques, de biens spirituels et de reliques) en étant un symptôme avéré. Reste que le peuple assistait à l’insolente et quotidienne baignade des prélats dans le stupre et le luxe (Luxuria et Avaricia). Certains allaient même jusqu’à s’afficher avec leurs maîtresses aux Conciles.
A l’aube de certaines évolutions conjoncturelles et/ou structurelles (« essor démographique, industrialisation, affaiblissement ou disparition des liens sociaux traditionnels, élargissement du fossé entre riches et pauvres ») se créaient des mouvements reprenant à leur compte l’eschatologie chiliastique des juifs, des premiers chrétiens (cf. Songe de Daniel). Ainsi se développaient des révolutions de plus ou moins grande ampleur à caractère anti-clérical, anti-nobles, anti-bourgeois, anti-tout et radicalement nihilistes. Explication des mots compliqués : eschatologie : la fin des temps, l’apocalypse, les « derniers jours » quoi ; chiliastique : le temps venu des enfants heureux et des monstres gentils ou l’avènement sur terre de la Cité de Dieu (un peu maltraitée il est vrai) de Saint Augustin où les « gentils » retrouveraient la paix édénique dans une débauche purement matérielle et alimentaire (de quoi rêver) tandis que les méchants seraient, qui exterminés par l’armée des justes, qui réduits en esclavage pour le prochain millénaire. Un mythe social parfaitement adapté à une populace miséreuse et aigrie.
D’autant que la parousie devait être précédée d’une période de troubles et de catastrophes, que la peste matérialisa parfaitement dans les esprits. Dans la mystique populaire le retour du Christ n’adviendrait que lorsque les méchants et les infidèles seraient passés au fil de l’épée. Les juifs en firent largement les frais pendant toute cette période. Dans un contexte de soulèvement populaire, tous les représentants de l’oppression, le clergé et parfois la noblesse, se matérialisaient en suppôts de Satan dont l’élimination conférait d’office une place au paradis. Ces mouvements se constituaient autour d’un messie autoproclamé contacté personnellement par le Seigneur pour mettre bon ordre dans ce monde pourri. Quelles qu’aient été les aspirations louables du mouvement à sa constitution (lutte contre l’injustice et la corruption, rétablissement d’une sorte d’Etat de nature non perverti par les grands de ce monde), il se transformaient en une bande de pillards assoiffés de sang, affamés d’or et persuadés d’agir au nom de Dieu. Ils finissaient pendus, brûlés ou décapités par les tenants de l’ordre au nom du même Dieu.
C’est schématique et ne recouvre pas toutes les réalités décrites dans ce livre mais convient par exemple relativement bien aux premiers mouvements d’Eude de l’Etoile, de Tanchelm ou encore des Pastoureaux. Restent que les croisades populaires et les Tafurs (les seuls à avoir atteint la terre sainte, horde déguenillée appliquant le dénuement le plus strict qui sous les ordres du roi Tafur terrorisaient, massacraient et cannibalisaient les infidèles), ne correspondent pas à ce schéma simpliste. De même que la révolte Taborite en Bohême, précurseur idéologique de l’anarcho-communisme et la Nouvelle Jérusalem de Münster ont une portée infiniment supérieure pour avoir fait trembler l’Europe toute entière. Les frères du libre-esprit ont, eux aussi, une place à part car loin de se considérer comme des élus de Dieu venus préparer son règne, ils se considéraient comme son égal, le seul pêché étant de ne pas répondre au moindre de leurs désirs.
Et puis merde ! Y a encore les flagellants que j’ai pas évoqué ! T’as qu’à le lire ce livre, bougre de fainéant. Bon je vais quand même finir sur la thèse couillue du sieur Cohn, développée en filigrane dans le livre et explicitée à la fin.
Les deux grands courants autoritaires et révolutionnaires de ce défunt vingtième siècle, nazisme et communisme seraient des réminiscences directes de ces révolutions mystiques du moyen-âge. Sans faire l’amalgame entre ces deux régimes (comme de bien entendu), ils possèdent des caractéristiques communes : les conditions socio-économiques de leur apparition, l’avènement prochain d’un âge d’or (la société communiste et le Reich de mille ans), ce dernier passant par l’extermination des « méchants » (taxés qui d’esprit bourgeois, qui de judaïsme). L’hypothèse parait en premier lieu aberrante mais elle est finalement bien développée et plutôt convaincante. Il suffit de jeter un œil sur le « Livre aux cent chapitres », manuscrit écrit par le Révolutionnaire du Haut-Rhin au XVIème siècle. Il représente un agrégat exemplaire des fantasmes populaires de l’époque : l’avènement de l’empereur des derniers jours (réincarnation de Frédéric II) qui mènera la race germanique vers l’état de nature dans lequel elle vivait avant d’être corrompu par l’influence romaine, catholique et juive. Les juifs étant dépeints comme le principal obstacle à la réalisation pleine et entière de l’empire germanique à sa domination sur les autres peuples qui lui sont naturellement inférieurs…
Cependant, j’ai lu une édition des années 60, et il semble que les éditions ultérieures ont délaissé ce point. Ce dernier étant assez bien étayé et ne tentant pas de s’ériger en explication mono causale, c’est dommage. C’est également le seul livre à traiter spécifiquement de ces mouvements. Il permet d’éclairer ce qu’a représenté la Foi pour le petit peuple à cette époque et de souligner la – traditionnelle – métamorphose de mouvements révolutionnaires bien intentionnés en affreuses boucheries.
D’autre part, il met en scène une bande de fêlés qui prennent leurs désirs pour des réalités, chargent à un contre mille persuadés de leur invulnérabilité. Pour un athée convaincu comme moi, la Foi a toujours eu un aspect fascinant…
Voilà j’en ai fini avec ce livre dont le seul défaut pourrait-on dire est qu’il est pratiquement introuvable hors bibliothèque universitaire. (pas besoin d’être étudiant pour y aller mais ça coûte plus cher. Monde de merde !)
La paix du Christ, mes frères.
Lactance (IVème siècle après J-C) :
Alors les cieux s’ouvriront ; la tempête fera rage, et le Christ descendra, muni d’une grande puissance et une lueur de feu le précédera, ainsi qu’une cohorte d’anges innombrables ; cette foule de mécréants sera anéantie et le sang coulera à flots…La paix revenue et les maux supprimés, le Roi juste et victorieux soumettra les vivants et les morts à un jugement terrible et Il asservira tous les peuples païens, placés sous le joug des justes survivants ; aux justes trépassés Il accordera la vie éternelle et Il règnera lui-même avec eux sur cette terre et fondera la Cité Sainte. Et ce royaume des justes durera mille ans. […] Alors la pluie descendra sur la terre matin et soir comme une bénédiction, et la terre produira tous ses fruits sans l’aide du labeur humain. Le miel dégouttera en abondance des rochers ; des sources de lait et de vin jailliront.
Adri Lefuneste
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Les Fanatiques de l'Apocalypse
Dernière édition : Payot 1983
Dernière minute : si le sieur Adri brille par les mots, il n'en reste pas moins esthétiquement parlant d'une sénilité aberrante. Suite à un conflit concernant les images illustrant cet article, je vous laisse seuls juges, internautes de mon coeur, de ses goûts artistiques délabrés. Voici l'illustration choisie par Adri. N'hésitez pas à vilipender son absolu manque de goût via force commentaires insultants. Salud !